jeudi 15 mars 2007

Mozart



« Dieu descend à terre aussi naturellement que la musique de Mozart monte au ciel, mais il nous manque l'oreille pour l'entendre. » (Christian Bobin)

Pendant quelques années, je n’ai fréquenté Mozart que de loin et puis, un jour, choc absolu, j’ai découvert, grâce à un nouveau professeur, le deuxième mouvement de la Sonate K. 576, son ultime sonate. La pure beauté du thème, la longueur des phrases, l’intermède en fa dièse mineur à pleurer, les soupirs sous-entendus par les coulés… Le charme avait opéré et je me retrouvais happée, fatalement, touchée au cœur. Ma mère m’avait offert l’enregistrement d’Ashkenazy, que j’écoutais assidûment. Sur l’autre face se trouvait le poignant Rondo en la mineur K. 511, une œuvre inclassable, intime, qu’on veut garder pour soi comme un cadeau précieux. (Même aujourd’hui, quand je le joue, j’ai toujours l’impression d’être impudique, comme si on pouvait me lire à travers ses détours.) L’année suivante, je travaillais le troisième mouvement, exubérant, malgré ses passages de triolets dans la main gauche, à coordonner avec la main droite et ses deux contre et trois. L’année d’après, je m’attaquais au premier mouvement, avec son premier thème évoquant les cors de chasse, ses passages en canon qui m’ont appris à faire confiance à ma technique et ses délicieuses arabesques. C’était la consécration d’un coup de foudre dont je ne me suis jamais remise. Ont suivi, pêle-mêle, plusieurs autres sonates, des concertos, des fantaisies, puis j’ai accompagné des chanteurs, des clarinettistes (comment se lasser du sublime Concerto), ai joué les Réminiscences de Don Juan de Liszt, et j’en passe…
Pour moi, dès le début, Mozart avait été immatériel, irréprochable, intouchable. Quand j’ai découvert, à travers la pièce Amadeus (puis ensuite le film) un autre visage du compositeur, j’en ai voulu pendant des semaines à Peter Shaffer d’avoir crevé une bulle parfaite. On ne pouvait pas être à la fois si solaire et si bassement terre-à-terre. Impossible d’associer la coquinerie, la grivoiserie et l’insolence à la pureté, à la magie et à la transcendance. Privée de repères pendant quelque temps, j’ai hésité, déchirée entre le portrait idéal que je m’étais façonné et son revers, par trop humain. Finalement, j’ai cédé. Je suis allée à la source et me suis mise à la lecture de lettres de Mozart. J’ai alors découvert les visages multiples de cet être d’exception qui façonnait des œuvres dans sa tête dans leur entièreté avant de les jeter sur papier, à peine retouchées mais qui, du même souffle, embrassait la vie avec ses surprises, ses plaisirs, son côté parfois loufoque mais aussi ses rancœurs, ses déchirements, ses douleurs.
Quand on lit ses lettres – comme lorsque l’on déchiffre ses grandes œuvres musicales –, on sourit souvent, on rigole parfois à voix haute, on ose devenir commère et se moquer des travers de ses contemporains (certaines critiques sont particulièrement assassines!). On s’enflamme de tendresse quand il écrit à Constanze, on se reconnaît dans sa peur de la mort, dans sa quête perpétuelle d’être enfin accepté par un parent. « Papa chéri, je ne puis écrire en vers, je ne suis pas poète. Je ne puis distribuer les phrases assez artistement pour leur faire produire des ombres et des lumières, je ne suis pas peintre. Je ne puis non plus exprimer par des signes et une pantomime mes sentiments et mes pensées, je ne suis pas danseur. Mais je le puis par les sons : je suis musicien. » Merveilleux Mozart!
Quels que soient les sentiments suscités, on ne peut qu’être renversé par la profonde humanité qui se dégage de ces lignes et des œuvres musicales qu’elles évoquent. J’ai accepté avec le temps qu’au fond, c’est cette fragilité qui me séduit à chaque écoute. Ces journaux intimes musicaux me révèlent de nouveaux pans du visage du compositeur, bien sûr (les chromatismes ne sont jamais si évocateurs que sous les doigts de Mozart), mais surtout de moi-même. Si Beethoven nous élève, Mozart nous force à fixer notre reflet dans la glace et nous ramène à l’essence même de notre être. C’est peut-être bien pour cela finalement que, comme l’affirmait Schnabel, « Mozart est trop facile pour les enfants et trop difficile pour les adultes ».

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