mardi 26 février 2008

Brendel: un sommet

Alfred Brendel annonçait sa retraite il y a quelques mois à peine et complète ce qu'on pourrait qualifier de tournée d'adieu. À 77 ans, on ne lui en voudra certes pas de vouloir profiter de la vie et retrouver le calme de son manoir anglais et ses collections de masques africains et d'objets kitsch (Brendel étant fasciné par la frontière très mince entre bon et mauvais goût). J'étais donc légèrement fébrile à l'approche de ce concert: ce n'est tout de même pas tous les jours qu'on peut voir (et entendre) une page d'histoire musicale s'écrire devant nous et Brendel est véritablement l'un des derniers grands pianistes du XXe siècle. J'avais eu l'occasion d'entendre Brendel à deux reprises précédemment en récital et, à chaque fois, j'avais eu l'impression d'assister à une magistrale leçon de piano.

Il était dimanche après-midi l'invité de l'OSM dans le Troisième Concerto de Beethoven, une œuvre qu'il a interprétée à de multiples reprises et dont il a enregistrée cinq versions différentes au cours de sa florissante carrière. D'entrée de jeu, la présence de Brendel était époustouflante. Quand on écoute ce pianiste, on sait, sans l'ombre d'un doute, qu'il a réfléchi à la moindre intonation, à la moindre intention, à chaque parcelle de phrasé, avec un soin extrême. Jamais chez lui de phrase avalée prestement, d'accents déplacés, de vulgarité dans le jeu. Une autre façon entièrement d'aborder le piano, avec un respect immense, à l'antithèse de certains jeunes pianistes flamboyants que le public consomme avec frénésie aujourd'hui. Certains pourraient qualifier son jeu de cérébral (comme celui de Pollini) mais selon moi, ce serait mal saisir les intentions de l'interprète. Privilégiant des tempi franchement assis plutôt que volatiles, il a réussi à polir chacune des notes du concerto, à les faire scintiller, à nous maintenir en état de constante alerte. Le deuxième mouvement était sublime de poésie retenue, Brendel sculptant la pâte sonore comme si elle était un matériau des plus précieux, l'OSM placé sous la direction de Kent Nagano, le soutenant de façon admirable. On sentait qu'un travail conscient avait été effectué pour travailler tout particulièrement les sonorités de cet orchestre qui a pris une rondeur et une profondeur toutes germaniques en très peu de temps. Humble, Brendel a d'ailleurs tenu à saluer l'orchestre à plusieurs reprises lors de ses retours sur scène, sous les applaudissements des plus nourris. On a aussi pu lire sur son visage l'émotion, le plaisir pur d'avoir partagé avec le public les subtilités d'une œuvre qu'il a fait sienne, il y a déjà tant d'années. Une page a été tournée mais les souvenirs restent, heureusement.

Vous pouvez l'entendre ici dans le deuxième mouvement du Troisième Concerto, cette fois avec Abbado et l'Orchestre du Festival de Lucerne.


En filigrane de ce concert, un contrepoint bien personnel. Vous vous souviendrez peut-être que dans mon billet intitulé Souvenirs de concours, j'évoquais à la toute fin un pianiste avec lequel j'avais développé une belle complicité (fait suffisamment rare en concours pour que je m'y attarde). Je recueille ces jours-ci des témoignages pour souligner le 35e anniversaire du Concours Inter-Élèves (pour en tirer un article et un diaporama) et certains professeurs m'ont remis des noms d'anciens lauréats, dont plusieurs ont opté une autre carrière. Clin d'œil du destin (peut-on vraiment parler de hasard?), il faisait partie de cette liste en question et j'ai réalisé relativement rapidement que ce ne pouvait être que lui. Je ne vous en révélerai pas plus, sauf peut-être que c'est lui qui m'a accompagnée au concert de Brendel. Un autre souvenir pour la boîte à tendresses.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour cette vidéo... c'est effectivement superbe!

Claudio Pinto a dit…

Entièrement d'accord avec toi, que ceux qui disent que le jeu de Brendel est «cérébral» n'ont pas tout à fait raison. Oui, on peut par moments trouver que certains intentions (notamment dans sa troisième et dernière intégrale de Sonates de Beethoven) sonnent «sec» à force d'avoir été longuement muries et réfléchies, mais dans l'ensemble c'est un pianiste viscéral qui possède un don inné pour la structure et la narration. D'écouter sa Sonate en si mineur de Liszt nous en convaincra toujours.