vendredi 31 octobre 2014

iTMOi: à la source du Sacre

Pièce mythique, Le Sacre du printemps continue d'inspirer les chorégraphes depuis sa création il y a un peu plus de 100 ans. Plutôt que de nous proposer une énième relecture, Akram Khan ne garde que l'essentiel du ballet de Stravinski: l'idée du sacrifice, l'éternel féminin et la pulsion de la mort. iTMOi (In The Mind of Igor) s'attarde plutôt au processus créatif ayant mené à la naissance du Sacre. Après tout, on sait déjà que Stravinski avait rêvé cette pièce qui allait faire basculer irrévocablement la musique classique dans une nouvelle ère. N'écrit-il pas dans Chroniques de ma vie:  « En finissant à Saint-Pétersbourg les dernières pages de L’Oiseau de feu, j’entrevis un jour, de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite païen : les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps »?

La partition de Stravinski n'est plus ici que suggérée: par le rythme des voix, par les pas des danseurs qui ici et là reprennent la séquence asymétrique qui sert de sceau au ballet, séquence que l'on retrouve aussi quand la trame sonore devient extrêmement minimaliste, évoquant un disque qui « saute ». Ceux qui connaissent le Sacre de l'intérieur, l'ont laissé vivre en eux pendant un certain nombre d'années, retrouveront ces repères, intégrés à la trame sonore par Nitin Sawhney, Jocelyn Pook et Ben Frost. Quand, enfin, le thème du basson du début s'élève, on ressent une impression de catharsis, d'avoir compris parfaitement la période d'incubation, la nécessité d'aborder un tel sujet, aussi pertinent en 2014 qu'en 1913.

En misant sur une scénographie épurée, des magnifiques costumes aux couleurs tranchées de Kimie Nakano, des éclairages particulièrement soignés de Fabiana Piccioli, la production plonge le spectateur d'entrée de jeu dans un univers onirique, qui permet la multiplicité des lectures. Si on reconnaît aisément le personnage de la jeune vierge fragile, tout de blanc vêtue, une créature cornue qui évoque autant l'univers de Stravinski que le faune du ballet de Debussy, le célébrant vêtu de noir (le chorégraphe lui-même), on peut décliner selon son envie l'identité réelle de cette reine intransigeante en crinoline blanche (l'inspiration peut-être?), du jeune homme souhaitant sauver la vierge et de ce fascinant derviche tourneur dont la jupe devient corolle, les pieds tiges, mains.

On reconnaîtra aisément la signature d'Akram Khan et son intégration du kathak, danse indienne aux figures complexes, mais aussi quelques clins d’œil au hip-hop et à la chorégraphie inoubliable de Pina Bausch, en un tout toujours parfaitement calibré, le mouvement ne perdant jamais de sa grâce et de sa pureté, même dans les moments plus violents. Un spectacle qui séduira sans réserve amateurs aussi bien que néophytes.

Vous pouvez encore vous glisser en salle ce soir et demain. N'hésitez pas!

Molinari branché dimanche

La musique de chambre vous semble dépassée? Le Quatuor Molinari vous convaincra du contraire dimanche 2 novembre 15 h, salle Tanna Schulich de l'Université McGill, alors qu'il est l'invité de la SMCQ dans un concert mettant en lumière trois œuvres comportant un traitement digital direct.

Le compositeur canadien Laurie Radford sera aux commandes de l'ordinateur pour une reprise de son oeuvre Twenty Windows écrite pour le Molinari en 2008, sélectionnée aux prix Opus en 2008 comme création de l'année. La compositrice s’est inspirée de vingt fenêtres faisant face à la sienne pour composer une métaphore musicale. On pourra aussi entendre la première d'Aux premières lueurs, Hommage à Fernand Leduc du compositeur québécois Yannick Plamondon et le Quatrième quatuor de Jonathan Harvey.

Un entretien avec Yannick Plamondon, John Rea et Walter Boudreau est également au programme à 14 h 15. Tous les détails ici...

Joyeuse Halloween

Un son et lumière unique, en provenance de Napierville, en Illinois.

jeudi 30 octobre 2014

Chaîne de montage: cri du cœur

Photo : Yanick MacDonald
On connaît bien Suzanne Lebeau pour ses textes jeunesse, maintes fois primés, mais pour la première fois elle a senti la nécessité d'aborder le théâtre pour adultes. Pas pour relever un défi, mais bien parce qu'elle ne pouvait plus contenir cette histoire abominable et vraie, dans laquelle des centaines de femmes de la ville frontalière de Juárez disparaissent, violées, assassinées (400 en 10 ans!). Un fait divers comme des dizaines d'autres, peut-être, sauf que ces femmes travaillent dans des maquiladoras, ces usines d'assemblage qui roulent 24 heures sur 24, propriétés des grandes multinationales... celles-là qui vendent leur produit chez les riches du Nord, alors que les femmes font 6 dollars par semaine pour des journées de 10, 12, 14 heures. Peut-on encore jeter un regard neutre sur certains produits hecho en Mexico qui font partie de notre quotidien?  « Le Sud est condamné à être dévoré. » Affirmation en rien de gratuite, difficile constat.

Texte nécessaire, donc. Pour l'auteure, d'abord, qui ne pouvait pas ne pas raconter cette histoire scabreuse et qui l'a transformée en monologue dans lequel une femme seule raconte: le quotidien de ces femmes, les inégalités sociales qui scindent la ville, la violence gratuite que l'on tait, les enquêtes qui ne mènent nulle part. Avec maîtrise et retenue, Linda Laplante donne une voix à ces femmes qui n'en ont plus, qui n'en ont au fond jamais eu, symbolisées par deux douzaines de paires de chaussures à l'avant-scène. En cours de narration, la voix intérieure du personnage prend le dessus, s'offusque, se questionne, se révolte, fera voler en éclats décor aussi bien qu'illusions, moment fort de ce texte aux aspérités évidentes, pourtant traité de façon presque délicate - peut-être parfois trop. Ici, les adjectifs et les énumérations se groupent souvent par trois, insufflent au texte un rythme implacable. Celui de la marche vers la mort pour les victimes, vers le refus d'accepter une seconde de plus l'intolérable pour nous.

« Qui est coupable? Qui est responsable? » La question hante, déstabilise. « Demain, tu n'y penseras plus. » Impossible maintenant de détourner le regard, de ne pas chercher à en savoir plus. (On peut par exemple visionner le webdocumentaire La cité des mortes ici...) Mission accomplie donc pour ce travail de mémoire, ce devoir de divulgation, ce cri venant des profondeurs.

Jusqu'au 21 novembre au Théâtre de Quat' Sous.


mercredi 29 octobre 2014

Le cœur animal: faire fi des tabous

Thomas et Laura s'aiment. « J'ai ouvert la porte d'elle. »  
D'un amour incommensurable.  « L'important, c'est la fossette qui se creuse dans sa joue gauche quand elle sourit. » 
Avec une passion digne des plus grandes tragédies. « Fais juste rester dans moi tout le temps. »
Ils sont complices. « De toute façon, il comprend toujours tout. » 
Ils ne peuvent vivre l'un sans l'autre. « Elle est dans chacun de mes mouvements. » 
Indissociables, car frère et sœur. 

Photo: Marc-André Goulet
Avec ce texte, poétique sans jamais devenir surchargé, s'inscrivant tout naturellement dans une oralité contemporaine qui refuse toutefois de simplifier à outrance le vocabulaire, Nadia Essadiqi frappe fort, en osant aller au-delà du tabou de l'inceste. Elle refuse tout sensationnalisme pour se pencher sur la source même de cet amour que la société conçoit comme interdit, mais qui alimente ces deux adolescents en apparence comme tant d'autres. Elle le fait tour à tour avec légèreté et intensité, faisant passer le spectateur du rire (difficile de résister ce combat tiré des séries japonaises) à la douleur. Impossible ici de poser un jugement éthique sur la nature du lien qui unit Thomas et Laura. On les suit pas à pas, la respiration bloquée, témoins silencieux, même si l'on se doute que cela ne peut que mal se terminer.


Photo: Marc-André Goulet
L'auteure - qui vient de sortir un premier album en tant que La Bronze - endosse aussi le rôle de Laura, alors que Julien Lemire campe un Thomas des plus convaincants. On aurait peut-être souhaité voir resserré le long monologue de la jeune fille au salon funéraire, qui m'a semblé par moments forcé et qui détruit de façon un peu gratuite l'atmosphère de tendresse - presque d'innocence - qui entourait jusque-là les protagonistes. Cela reste une réserve mineure.

La mise en scène d'Ariane Castellanos privilégie une esthétique volontiers année 1980 (avec références musicales directes, tant à Madonna qu'à la chanson On va s'aimer, traitée de deux façons opposées et pourtant complémentaires), les projections amusantes rappelant l'esthétique des premiers clips vidéos aussi bien que les images kitsch que l'on s'échange volontiers sur Instagram. 
Une histoire intemporelle, comme toutes les grandes histoires d'amour.

Jusqu'au 1er novembre à La Chapelle

lundi 27 octobre 2014

Rue Fable: Quatre saisons en vignettes

Photo: Catherine Asselin-Boulanger
Six voisins, six personnages plus grands que nature, aux traits volontairement grossis : l’adolescente à l’humeur noire (Audrey Bergeron), le boxeur en reconstruction (Bryan Morneau), la voluptueuse qui se sert son corps comme d’une arme (Sylvie Moreau), la timide qui vit avec son chat (Émilie Sigouin), le vieil homme qui meuble sa solitude en épiant notamment les dessous de ses voisines (Jean Asselin) et le bandit de bas étage latino (Pascal Contamine).
Souvent, ils se toisent; parfois, ils se croisent. Les trajectoires se percutent, les destins se lient, le tout sur fond d’une trame sonore qui multiplie les clins d’œil (Frou-frou ou la chanson-thème de Rocky par exemple) et les clichés, comme cette utilisation un peu subversive des Quatre Saisons de Vivaldi, ponctuation et leitmotiv, qui deviennent soutien à des chorégraphies particulièrement caricaturales.
L’esthétique volontiers BD fonctionne très bien cependant, nous laissant avec l’impression de plonger presque littéralement dans ce récit s’étalant sur une année. 
Pour lire le reste de ma critique, passez chez Jeu...

dimanche 26 octobre 2014

Le BusOpéra transformé en salon de barbier demain

J'aime beaucoup ces initiatives inusitées que l'Opéra de Montréal a choisi de développer autour de ses productions. Demain, Movember et l’hôtel W vous invitent à vivre « une expérience tout sauf rasante » en soutien à Movember, alors que des barbiers tailleront les moustaches des hommes se présentant au busOpéra stationné au Square Victoria, devant l’hôtel W, entre 11 h 30 à 13 h 30.

On y retrouvera aussi des chanteurs de la production Le barbier de Séville dont Étienne Dupuis qui tiendra le rôle de Figaro présentée du 8 au 17 novembre prochain et Charles Hamelin, médaillé d'or à Sotchi.

jeudi 23 octobre 2014

Les paroles: insaisissable

Il y a de ces spectacles qui vous glissent des mains, qui vous échappent sans que vous ne sachiez trop pourquoi. Je suis toujours troublée quand je suis devant l'un d'eux. Disposant d'un vocabulaire en principe adéquat me permettant de décrypter les codes du théâtre et de la danse, portée par un amour inconditionnel de la littérature, plusieurs heures après ma sortie du Prospero, je reste perplexe. 

La proposition d'Alix Dufresne de flouer les frontières entre théâtre et danse est pourtant intéressante, se révèle même d'une certaine façon le moyen idéal pour transmettre le texte presque fragmentaire de ces Paroles du dramaturge australien Daniel Keene. Après tout, les deux personnages principaux ont perdu leur voix propre: Paul parce qu'il a choisi de devenir un canal de transmission pour la parole de Dieu, Hélène parce qu'elle a dû apprendre à faire taire sa raison et ses propres désirs. « Il y a des mots que vous apprenez à ne plus jamais dire. Vous ne les dites plus jamais parce que vous ne pouvez pas. Parce qu'ils ne peuvent plus rien signifier pour vous. » 

Ils voyagent, de ville en ville, en espérant à chaque fois donner un sens à leur vie, y découvrir le sens de la vie. Ils ploient sous le poids de leurs espoirs déchus, de leur ressentiment sans doute, souvent littéralement (belle image que celle de Rachel Graton s'avançant comme une grue, juchée sur les orteils, le dos à l'horizontal). Parfois, ils s'arrêtent, se redressent pour prêcher ou parler de leurs doutes, s'allongent pour oublier la faim et rester en contact avec le rêve.

Est-ce parce que la religion a été occultée de nos vies que j'ai peiné à trouver certains ancrages facilitant une meilleure compréhension de cette pièce qui, en dissimulant plus ou moins les mots, révèle le gouffre qui nous entoure? Je ne pense pas. Était-il vraiment nécessaire de rappeler à gros traits les signes religieux chrétiens? Assurément pas. Est-ce parce que Marc Béland et Rachel Graton, pourtant irréprochables, déclament ces mots en apparence banals avec une emphase presque démesurée? N'auraient-ils pas ici été plus convaincants dans un français que l'on pourrait considérer international au niveau du vocabulaire, mais énoncé avec un accent plus « québécois »

Peut-être est-il au fond inutile de chercher une réponse. Je resterai donc avec cette impression de sable filant entre mes doigts.

Jusqu'au 1er novembre au Théâtre Prospero.

mercredi 22 octobre 2014

Tentacle Tribe et Wants&Needs Dance: éclectique

Danse Danse offre jusqu’à samedi un programme double faisant la part belle à la relève locale qui saura convaincre l’amateur de la multiplicité du langage chorégraphique.

Nobody Likes a Pixelated Squid du duo Tentacle Tribe, formé d’Emmanuelle Lê Phan et Elon Höglund se révèle une pièce des plus intéressantes qui redéfinit les codes habituellement associés aux duos, mais surtout métisse les langages chorégraphiques avec une grande habilité. Danse contemporaine, danses de rue (hip-hop, breakdance, popping) et éléments de cirque (les deux artistes se sont d’ailleurs rencontrés lors des répétitions pour le spectacle Love du Cirque du Soleil) s’amalgament avec naturel, le mouvement se faisant tantôt fluide, tantôt fractionné, mais toujours parfaitement contrôlé. Soutenu par des éclairages soignés de Benoît Larivière, le dialogue entre trame musicale (pourtant un collage) et gestuelle aura rarement paru si convaincante, comme si elle avait été conçue de façon presque osmotique. On se demande à plusieurs reprises qui du son ou du mouvement a précédé l’autre, tant on n’a jamais l’impression que l’un a été plaqué sur l’autre, magnifiant ce sentiment d’avoir été témoin d’un songe. « It could be a dream », nous rappelle d’ailleurs la bande-son à la fin. Une pièce achevée qui nous donne envie de retrouver très bientôt les deux complices.

En deuxième partie de spectacle, changement radical d’atmosphère avec Chorus II de Sacha Kleinplatz. Véritable ode à l’homme, aussi excessif dans ses prouesses que dans ses fragilités, la pièce fait alterner joutes acrobatiques et moments de pure tendresse. Six danseurs et un multi-instrumentiste en complets sombres et chemises blanches se jaugent, s’épaulent, se laissent porter par la force du groupe ou cherchent à s’en extraire violemment. Paradoxe peut-être : on a souvent l’impression d’être devant une sculpture en mouvement plutôt qu’une œuvre chorégraphique (même si certaines images restent d’une troublante beauté ou d’une poétique férocité). Cela a sans doute beaucoup à voir avec le lieu qui se prête moins aux effets de contre-plongée que le MAI (où a été créée la pièce en 2013) et à la trame sonore qui manque parfois de densité. (On retiendra l’envoutant solo de clarinette du début, alors que le groupe d’hommes se tient dans le noir, donnant un instant l’illusion de faire partie d’une toile de Soulages, et les dynamiques segments de percussion.) Néanmoins, sur le thème de la fraternité assumée, D’après une histoire vraie de Christian Rizzo, présentée au FTA en mai dernier, m’aura certes paru plus convaincant.

dimanche 19 octobre 2014

Appel aux guitaristes

Il y a de ces projets allumés qui me donnent envie de changer d'instrument. (Oui, je sais, il est un peu tard sans doute pour penser à me recycler, quoi que...) J'aurais été assurément bassiste plutôt que que guitariste dans un groupe rock, mais il faut quand même que la guitare électrique a de ces charmes auxquels il est difficile de résister. (Vous avez déjà vu des groupies dans la loge d'un musicien classique, vous? My point exactly...)

Bradyworks, en collaboration avec le festival Montréal/Nouvelles Musiques (MNM) présentera 100 Very Good Reason Why_ le 7 mars prochain, histoire de célébrer avec faste le 100e anniversaire de naissance du légendaire guitariste Les Paul, inventeur de la guitare électrique à corps plein (solidbody) et des techniques d'enregistrement multipistes et de l'overdubbing.

Des auditions libres se tiendront le 23 novembre au Centre Pierre-Péladeau pour trouver 80 guitaristes amateurs qui feront partie d'Instruments of Happiness Extreme, l'ensemble de 100 guitares électriques qui créera l'oeuvre de Tim Brady. Peu importe votre âge, votre niveau ou votre style de jeu, vous pouvez vous présenter à l'audition. Si vous savez lire la musique, c'est un bonus, mais l'essentiel ici est surtout de pouvoir garder le rythme.

Plus d'information sur la page Facebook de l'événement ici...

vendredi 17 octobre 2014

L'enfant dans la cage: écrire, exige-t-il

L’enfant dans la cage ne laissera personne indifférent. Soit on adopte la proposition de William Drouin d’entrée de jeu ou presque, soit on restera en dehors de cette étrange prison dans laquelle évolue Sixpé. Ici, l’écriture n’est pas libération. Si elle permet au narrateur d’apprivoiser le deuil de sa mère, de son frère, d’accepter la violence de son père, de s’inventer par moments une histoire parallèle, elle ne soulage pas, au contraire. « Comme dirait papa, c’est dans l’inconfort que la singularité du mot se développe. À en croire son expérience, les gens n’écriraient rien si on ne les mettait pas au pied du mur. Si ça se trouve, la cage est le lieu idéal pour devenir écrivain. »
Réflexion sur le geste même d’écrire autant que sur la nécessité d’avoir recours à la fiction pour survivre, L’enfant dans la cage reste un texte lourd, dense, qui ne s’apprivoise pas facilement. On peut s’y perdre, s’y sentir oppressé. On aura sans doute besoin de relire certains passages, de les retourner autrement si on veut en extraire l’essentiel. Pourtant, une fois les premiers instants de relatif inconfort derrière soi, on se laissera envouter par cette étrange histoire, qui mêle allégrement présent et passé, fiction et métafiction, voix de l’auteur et du narrateur. « Je sais que je ne devrais pas mêler le présent au passé comme je l’ai fait et comme je m’apprête à le faire encore. Je sais que je me traîne dans le temps comme dans de la boue, c’est bien ce que c’est, mais de parler du passé est un peu tout ce qui m’aide à respirer. »
Pour ne pas avoir l’impression d’avoir été semé en route, il ne faudra pas chercher à tout vouloir comprendre, à boucler les récits secondaires, à accepter la fin pas seulement ouverte, mais qui semble nous glisser entre les doigts, comme si l’on se trouvait devant un tableau abstrait, à interpréter de plus d’une façon. Une histoire donc dont le lecteur ne sort pas indemne, à la charge poétique certaine, qui le force à devenir traducteur d’une certaine façon. « Le problème, ce n’est pas le mensonge, comme qui dirait, une histoire commence toujours par un mensonge d’une vraisemblance telle qu’on ne s’arrête plus de lire. » À une époque qui favorise le préformaté, il faut saluer l’audace de Drouin de proposer un premier roman quirefuse toute facilité. Une voix unique, que l’on voudra suivre.

mercredi 15 octobre 2014

William Drouin recrue d'octobre

 « Je sais que ce n’est pas aux autres de me nourrir, que c’est le rôle de celui qui écrit de nourrir celui qui lit, de lui servir les restes de la veille ou de lui préparer la soupe chaude. Les vrais écrivains connaissent les goûts culinaires de leur lecteur et varient le menu, passent de la moule au pétoncle, de la palourde à l’huître, et si le lecteur est allergique aux fruits de mer, sortent un biftèque du congélateur et l’attendrissent, le rendent aussi bon que s’il était frais et c’est là tout le vrai talent de l’écrivain. »
Ce passage extrait de notre Recrue ce mois-ci, L’enfant dans la cage de William Drouin, offre une métaphore inusitée du travail de l’écrivain. Dans ce roman, l’écriture n’est pas seulement essentielle, elle devient synonyme de survie, mais non d’émancipation. Un texte noir donc? Pas nécessairement. À travers les couleurs volontiers sombres qu’a choisies l’auteur pour habiller son propos, on ne peut qu’être ébloui par la troublante beauté qui se dégage des pages. Un travail d’orfèvre, méticuleux, attentif, presque anachronique à cette époque où tout va si vite. Drouin explique d’ailleurs dans notre questionnaire – avec une grande générosité, il a répondu à toutes nos interrogations – qu’il a commis 632 textes avant d’oser envoyer celui-ci à un éditeur! Queneau affirmait bien que « c’est en écrivant qu’on devient écriveron ».
Lancer dans le monde un premier roman relève souvent de l’acte de foi, mais publier de nouveau peut aussi donner le vertige. Nous sommes donc particulièrement heureux de retrouver deux auteurs qui avaient séduit nos collaborateurs, Joanne Rochette, Recrue du mois de mars 2011, qui nous revient avec un deuxième roman, Quartz, et Olivier Demers qui, après avoir signé L’hostilité des chiens, nous propose cette fois un recueil de nouvelles, Contes violents. Il arrive que certains textes entrent en résonnance. C’est le cas ici de Ma belle blessure de Martin Clavet, Prix Robert-Cliche 2014, etCru de Néfertari Bélizaire, qui abordent tous les deux le sujet de la maltraitance envers les enfants. Vous pourrez les découvrir côte à côte, dans notre chronique « Regards croisés ».
Avec ce numéro, La Recrue du mois entame sa huitième année. Quatre-vingt-cinq fois jusqu’ici nous avons remis sur le métier l’ouvrage. Depuis octobre 2007, notre mission est restée inchangée : offrir une tribune privilégiée aux nouveaux auteurs, permettre à leur voix d’être entendue, à leur travail d’être reconnu à sa juste valeur. Porté par l’énergie de ses collaborateurs, tous bénévoles rappelons-le, le webzine continue de faire sa place, tant au Québec qu’à l’étranger. La littérature vous séduit? Vous souhaitez mettre votre plume au service des jeunes auteurs québécois? Joignez-vous à l’équipe dynamique qui m’entoure. Vous pouvez le faire en communiquant avec nous à travers le formulaire de contact. Vous préférez une lecture un peu plus passive? Nous le comprenons sans peine. Toutefois, n’hésitez pas à commenter, sur notre site ou notre page Facebook, à nous faire part de vos coups de cœur. Nous n’aimons rien tant que l’échange.

mardi 14 octobre 2014

Fleur de cerisier

L'idée est astucieuse, audacieuse même: demander à quatre auteurs de raconter une histoire liée à un écrasement d'avion, celui du vol 459 de Paris à Montréal. Pierre Szalowski signe ainsi Elle était si jolie, Martin Michaud a souhaité sortir de sa zone de confort avec S.A.S.H.A, Claudia Larochelle a voulu raconter l'histoire d'une mère de famille qui, un matin, quitte tout le monde avec Les Iles Canaries. Aline Apostolska a plutôt choisi de raconter l'histoire du propriétaire de son dépanneur avec Fleur de cerisier, campé entre Montréal, Los Angeles, Boston et Saigon (Hô-Chi-Minh-Ville), avec de nombreux allers-retours temporels.

On s'attache rapidement à cette famille d'immigrés qui fuit un pays en guerre pour recommencer à zéro ailleurs, avec un nouveau-né sur les bras (qui n'est même pas leur fils biologique). Cela permettra à l'auteure d'évoquer les concepts d'immigration, mais aussi de filiation, de résilience, de choix de vie. Le narrateur qui sera bientôt père réfléchit aussi bien à son choix de carrière (il dirige une équipe qui travaille sur des missiles meurtriers) qu'à la façon dont il a été élevé et aux valeurs qu'il souhaite transmettre à sa fille, qui naîtra en sol américain. On finira par apprendre - avec une surprise certaine - qui il attend à l'aéroport Pierre-Elliott Trudeau cet après-midi-là et devinera l'impact que cette mort aura sur le reste de son existence.

Une histoire efficace de déracinement, que l'on aurait peut-être souhaité narrée dans un français moins « québécois », mais l'auteure a vraisemblablement ici choisi cette voie pour transmettre l'idée de l'intégration réussie.


vendredi 10 octobre 2014

Koalas: la vie est un songe

On pourrait comprendre Koalas de Félix-Antoine Boutin comme une pièce sur la dépendance affective. Cela aurait sans doute été suffisant pour apprivoiser ce jeune auteur de 25 ans, qui a déjà mené à terme 5 projets distincts depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre en 2012 et semble disposer d’une voix à la puissance certaine. Après tout, nous connaissons tous des gens ayant planté leurs griffes dans l’être aimé dans la peur de le voir prendre la fuite, tout comme cet attachant marsupial qui confond homme et arbre.


Pourtant, Koalas va bien au-delà du théâtre de la cruauté des relations intimes, abordées de façon tantôt surréaliste, tantôt naturaliste. Pensée comme une longue didascalie écrite au conditionnel, dans laquelle les personnages aussi bien que l’auteur s’interrogent à voix haute sur les gestes qu’ils pourraient (ou auraient dû) avoir posés, la pièce se lit comme une réflexion sur le doute, notre incapacité à avancer, notre propension à rejeter sur les aléas de la vie des choix non assumés, des rêves non assouvis, des liens non explorés.

Pour lire la suite, passez chez Jeu...

mercredi 8 octobre 2014

Jamais

Parce qu'il faut saluer les collaborations entre formes artistiques, impossible de ne pas partager cette magnifique vidéo de la chanson Jamais de Serge Fiori, tirée de son très inspiré dernier album, mettant en vedette des danseurs de la compagnie Marie Chouinard.

mardi 7 octobre 2014

Délire à deux: intemporel

Photo: Isabel Rancier
Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus. Le cliché est tenace sans doute, mais recèle tout de même une part de vérité. Pièce en un acte d'Ionesco créée en 1962 au Studio des Champs-Élysées et faisant partie du triptyque Chemises de nuit (François Billetdoux et Jean Vauthier signaient les deux autres segments), Délire à deux peut se lire à plusieurs niveaux. Un homme et une femme se disputent avec vigueur: la tortue et le limaçon sont-ils un seul et même animal? Sujet qui favorise certes une conversation de l'absurde, dans lequel Ionesco plonge avec son habituelle maîtrise. 

Mais au loin nous proviennent le grondement d'une guerre, d'abord de façon ténue, puis de plus envahissante. On doit bloquer la fenêtre, barricader la porte, chercher une issue de secours, des vivres dans les décombres. Le couple s'unit alors contre un même ennemi, une même peur diffuse, reconstruit au fur et à mesure son histoire, qu'ils ont laissé dépérir par paresse peut-être, s'envenimer. Quand la guerre cédera la place aux festivités, les disputes entre eux reprendront, banales, affligeantes en apparence, mais nous permettront de réfléchir aux liens entre langage (mots entendus ou sons que l'on tente de décrypter) et réalité. Ici la violence n'est pas seulement verbale, elle se veut aussi une façon d'aller au-delà de l'histoire personnelle pour atteindre quelque chose de plus diffus, de presque sournois: notre incapacité à vivre ensemble aussi bien qu'à vivre seuls.
Photo: Isabel Rancier
Le bar-spectacle L'Esco se prête bien à la lecture que propose la metteure en scène Isabel Rancier de la pièce. Si un espace scénique a été dégagé près de la grande fenêtre, les deux comédiens s'approprient avec naturel le lieu, sans qu'une interaction réelle avec le public ne soit exigée. Arnaud Bodequin se commandera avec un naturel désarmant une bière au bar, on délogera deux jeunes femmes de leur table quelques instants pour que Catherine Huard et lui puissent déguster une tranche de saucisson, on tirera du plafond des poupées qui serviront d'écho à certaines phrases, une table deviendra armoire, un tabouret de bar un matelas. Des moments chorégraphiés (lui la portant sur son dos, les deux tentant de retrouver une certaine intimité à travers le geste), souvent fort beaux, assurent également des transitions réussies entre les scènes, la trame sonore de Steve Lalonde intégrant bien les bruits du dehors aux déchirements de l'intérieur. 
La complicité entre les deux acteurs se révèle palpable dès les premiers instants, ce qui permet d'établir une connexion immédiate avec le public, témoin plus ou moins volontaire (comme cet homme qui, en quittant la terrasse pour se soulager, est devenu personnage secondaire légèrement récalcitrant de cette histoire, prolongeant l'insolite du texte). Une chose est certaine: on sort du bar avec l'envie de relire et revoir Ionesco. Un hommage réussi donc pour souligner le 20e anniversaire de la disparition du dramaturge.



lundi 6 octobre 2014

Andromaque 10-43: ancrer dans le 21e siècle

Photo: Nicolas Descôteaux
L'idée était séduisante: non pas transposer, mais ancrer Andromaque de Racine, dans notre 21e siècle envahi - assailli plutôt - par les technologies, dans un Moyen-Orient que l'on sait sujet aux tensions de toutes sortes. Privilégier donc un regard politique, mais aussi sociologique, plutôt que de se concentrer froidement sur ce quadrilatère amoureux condamné dès le départ, qui lie Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque (mais tentera néanmoins de mettre la main sur Hermione) qui aime son défunt mari Hector. Après tout, ces amours ne se sont-elles pas révélées impossibles, car ébauchées sur fond de guerre de Troie? Le 10 puissance - 43 du titre fait référence au temps de Planck, temps qu'il faudrait à un photon dans le vide pour parcourir une distance égale à la longueur de Planck, la plus petite mesurable, un infime instant après le Big Bang. histoire de nous rappeler que dans une si infime période, tout peut basculer. Un destin, un pays.

Le metteur en scène Kristian Frédric a donc opté pour un traitement moderne - postmoderne même - du propos, les communications entre personnages se faisant ici aussi bien en personne qu'à travers des conversations Skype, sur les réseaux sociaux ou par messagerie. Six écrans sont disposés en fond de scène, sur lesquels évolueront certains personnages, mais qui servent aussi d'écrans de télévision (une guerre se doit d'être couverte dans ses moindres soubresauts) ou de surveillance (idée particulièrement intéressante de suivre - et entendre - les conversations en principe cachées de cette façon). Aux alexandrins de Racine se juxtaposent des passages en arabe classique, langue du cœur, de l'intime quand Pyrrhus et Andromaque discutent ensemble. Denis Lavant campe ici un Pyrrhus particulièrement saisissant, jamais unilatéral, surveillant le monde extérieur du sous-sol de son palais avec une satisfaction presque vile, mais néanmoins constamment troublé par Andromaque (Monica Budde, dont le maintien presque royal rappelle par moments Irene Papas), conscient que, quoi qu'il fasse, tout n'est que politique.


Photo: Nicolas Descôteaux
La proposition, si intéressante soit-elle, ne remplit pas entièrement ses promesses néanmoins. Si on apprécie d'emblée de jeu l'utilisation du numérique, elle engourdit par moments le texte. À d'autres, on finit par l'ignorer pour se concentrer sur ces pages toujours aussi puissantes, que l'on aurait peut-être aimé voir transmettre de façon un peu moins « classique » justement. Aurait-il fallu aller encore plus loin dans la modernisation du texte? Aurait-il fallu le transmettre avec un accent un peu moins pointu? (Tout au long de la représentation, je n'ai pu m'empêcher d'imaginer le même texte transmis par des acteurs d'ici. La relecture qu'avait fait Omnibus d'Andromaque, pourtant pas dépourvue de tics, m'avait paru plus convaincante à maintes égards.)

Remarquablement discrets, les jeunes dans la salle se sont-ils retrouvés dans tout cela? Je me le suis demandée, en les voyant bondir sur leur téléphone à l'entracte pour continuer à communiquer avec « leur » monde. Peut-être est-ce cela au fond, un classique: un texte qui se laisse appréhender de tant de façons différentes et pourtant, n'a pas fini de révéler ses richesses.

Jusqu'au 24 octobre au Théâtre Denise-Pelletier.




   

Concert-bénéfice Productions Kaléidoscope

Vous voulez encourager la relève? Glissez-vous en salle jeudi au foyer de la Salle Marguerite-Bourgeoys du Collège Régina-Assumpta pour le concert-bénéfice annuel des Productions Kaléidoscope, qui amasse des fonds pour leur programme de bourses.

Quia Yi Miao Mu, récipidendaire de la Bourse Kaléidoscope 2014, offrira un récital commenté autour du recueil Miroirs de Ravel.

Les billets sont au coût de 45 $ (reçu pour fin d'impôt de 20 $). Pour plus d'information ou se procurer des billets

samedi 4 octobre 2014

Soif: retourner à la source

Danse Danse ouvre sa 17e saison en offrant une carte blanche à Ginette Laurin et sa compagnie O Vertigo, qui célèbre cette année son 30e anniversaire, une artiste assurément marquée l’imaginaire des amateurs de danse au cours des dernières décennies grâce à un langage instantanément reconnaissable, la complexité de ses pas, mais surtout la façon dont elle fait disparaître la frontière entre fragilité et force, liberté et contrainte, calme et agitation.
Très dépouillé au niveau de la scénographie, Soif va à l’essentiel : le mouvement est traité ici dans son abstraction la plus pure et s’abreuve à la source même de l’impulsion, la chorégraphe se plaisant à contenir le geste aussitôt qu’il a été libéré.

Chaque danseur se voit doter d’un vocabulaire spécifique (développé notamment grâce à des séances d’improvisation en répétition), qui devient un des éléments de ce canevas chorégraphique organique, dans lequel évoluent oiseaux qui tentent de prendre leur envol, nature luxuriante, mais aussi solitudes parallèles qui cherchent à la fois à se fondre dans le tissu du groupe et s’en extraire.
Pour lire le reste de ma critique, passez chez Jeu...

jeudi 2 octobre 2014

Gros Paul à la Salle Bourgie dimanche

« Un conte à la fois drôle et tragique, branché sur la réalité des limites de notre petite planète et sur notre responsabilité commune, et qui ouvre pourtant sur un espoir. » Voilà en quels termes le compositeur Michel Gonneville évoque Gros Paul, spectacle du Moulin à musique créé en 2011, qui sera repris dimanche le 5 octobre à 14 h, pour le plus grand plaisir de petits et grands.

Gros Paul se veut en effet à la fois comme une charge contre la consommation à outrance et une fable écologique, dans laquelle un d'abord charmant poupon devient Gros Paul (rôle qui sera tenu par Xavier Huard), un être vil et cupide, incapable de résister à l’appel de la surenchère, dévorant littéralement tout sur son passage: objets, terres, cours d’eau, humains. « Je veux et j’exige le plus grand des festins. Monte jusqu’à ma bouche et je vais te susurrer les moindres détails de l’imposant banquet qui me comblerait », explique-t-il à son serviteur Noirot.

Remplie d’effets (glissandos, basse slap traitée de façon rythmique plutôt que mélodique, percussions servant à réguler le débit du comédien, clusters, quintes ouvertes, distorsions de références tonales, explosions), la musique de Michel Gonneville soutient le texte d’Anne-Marie Olivier sans jamais l’envahir. J'avais avec beaucoup de plaisir assisté à la création du spectacle, qui avait alors inclus un volet de médiation culturelle et la participation d'enfants des écoles primaires des environs. Charmée par le texte, j'avais immédiatement demandé si l'on pouvait m'en transmettre une copie, histoire de me replonger dans cette histoire ubuesque à plus d'un niveau. Le Moulin à musique a eu l'excellente idée d'en tirer un livre-disque, illustré par Célina Guiné, narré cette fois par Pierre-Étienne Rouillard, créateur du rôle, qui prolonge l'expérience sur scène en reprenant texte et musique, mais en y intégrant aussi un cahier d'activités qui peut être utilisé en classe ou à la maison et qui aborde l'univers des contes et démystifie avec des mots simples et accessibles l'univers que l'on croit trop souvent raréfié de la musique contemporaine.

Plus de renseignements ici...

mercredi 1 octobre 2014

Notre Damn: tableaux en musique

On mentionne souvent combien la forme de l'opéra est devenue poussiéreuse parce que trop engoncée dans ses codes. Difficile en effet de choisir le moindre mal entre des lectures hyper traditionnelles – forcément périmées – et des ego trips de metteurs en scène qui ont une fâcheuse tendance à dénaturer une œuvre. Il faut donc saluer toute initiative qui sort de l'ordinaire, qui bouscule les attentes, qui déstabilise le spectateur et Notre Damn, présenté jusqu'au 4 octobre à La Chapelle, est de celles-là. 

En fondant sa compagnie Opéra FOE (Free Opera Ensemble) en 2011, la compositrice et violoncelliste Rachel Burman (qui a d’ailleurs été retenue pour l'édition 2015 d'Opér'actuel de Chants libres) souhaitait rendre plus perméable la frontière entre danse et musique contemporaines. Si certaines scènes de Notre Damn démontrent le naturel d'une telle juxtaposition, il faut admettre que, d'abord et avant tout, c'est la partition de Burman qui séduit plutôt que la chorégraphie de Sarah Williams, parfois envahissante. (Avait-on vraiment besoin de faire chanter les interprètes couchées, la tête en bas derrière un rideau de cheveux, l'une dans les bras de l'autre, ses jambes enserrant sa taille?) Souvent modale, presque tribale par moments, l’œuvre pour voix, violoncelle, instruments inventés (particulièrement inventifs et organiques) d'André Pappathomas et bande (certains motifs sont notamment traités en boucles) reste d'une réelle beauté. À plusieurs moments du spectacle, on se dit qu'elle pourrait sans problème passer de la scène au concert, même si les éclairages oniriques de Lucie Bazzo jouent ici un rôle essentiel à la compréhension du propos.

Entre latin, anglais et langue inventée, le livret est souvent trop touffu pour que l'on puisse en extraire une narration linéaire. Qu’importe au fond que le texte de présentation évoque « une bande de sœurs-renégates, parties de l’Angleterre à la fin du 19e siècle, sous prétexte de fonder une mission dans un pays lointain » qui finiront par opter pour une vie d’indépendance. Il faudra plutôt se contenter de strates plus ou moins définies, qui nous parviennent en autant d'images d'une plastie envoûtante (comme cet attrapé du papillon) : réflexions sur la maternité, la féminité, l’indépendance et l’interdépendance, les legs d'une génération à une autre.

Absolument irréprochables, Marie-Annick Béliveau, Anne Julien et Janet Warrington transmettent toutes les subtilités de la partition, articulée principalement comme une succession de solos, laissant à chacune l'occasion de briller et de déposer dans notre inconscient quelques moments d'une bouleversante profondeur.

On peut entendre un extrait ici...