dimanche 6 juin 2010

Du souvenir qu'on entretient des lectures

Il y a quelques jours, nous étions cinq à évoquer  la littérature, certains titres coups de cœur, certains moments de lecture marquants. Un s'est alors enflammé pour Le silence de la mer de Vercors (pseudonyme de Jean Bruller), texte écrit en pleine guerre (1941), précisant que nous devions lire ce livre. Il a commencé à faire un résumé de cette novella qui, selon lui, impliquait la confrontation silencieuse entre une jeune fille française qui jouait du piano et un officier allemand qui l'écoutait, ému. Bien sûr, l'évocation d'une trame musicale ne pouvait que m'interpeller.

Des promesses d'échange ont été conclues, qui nous permettraient de découvrir le titre. Deux jours plus tard, le livre avait été remis à mon ami qui, les mains pleines, l'avait glissé dans mon sac jusque chez lui... sauf que j'ai oublié de le sortir de mon sac et il s'est plutôt retrouvé au milieu des emprunts que j'avais effectués dans la bibliothèque de leur appartement, avec Beckett et Saint-Denys-Garneau. J'ai donc pris cela comme un signe que je devais lire le texte séance tenante, avant de le remettre en circulation.

Le texte est très beau, puissant, sombre, presque douloureux mais ce qui m'a surtout surprise c'est que l'histoire m'avait été racontée de façon complètement erronée, l'érosion du souvenir de lecture ayant au final transformé le propos en une toute autre histoire, peut-être même plus intéressante que l'originale. De fait, la jeune fille (nièce du narrateur) ne joue pas de piano. L'instrument qu'on découvre est un harmonium, dont elle ne jouera pas pendant toute la durée du séjour de l'officier allemand (une centaine de jours). Le musicien de l'histoire, c'est l'Allemand, un compositeur qui, une seule fois, touchera l'instrument et jouera le 8e prélude du Clavier bien tempéré de Bach (l'auteur ne mentionne pas de quel livre mais je soupçonne que ce soit le premier, une page particulièrement inspirée, qui serait connue d'un non-professionnel). Après avoir terminé, l'officier rejoint ses hôtes et dit:
« Rien n'est plus grand que cela. Grand?... Ce n'est pas même le mot. Hors de l'homme, - hors de sa chair. Cela nous fait comprendre, non: deviner... non: pressentir... pressentir ce qu'est la nature... la nature divine et inconnaissable ... la nature... désinvestie de l'âme humaine. Oui, c'est une musique inhumaine. »
Il parut, dans un silence songeur, explorer sa propre pensée. Il se mordillait lentement une lèvre.
- Bach... Il ne pouvait être qu'Allemand. Notre terre a ce caractère: ce caractère inhumain. Je veux dire: pas à la mesure de l'homme. » (p. 46)

Le texte en est surtout un de réflexion sur la bêtise de la guerre, sur la façon dont elle peut transformer les gens. L'officier allemand est persuadé au départ que cette guerre saura être bénéfique autant pour son pays que pour la France, dont il connaît et apprécie les grands auteurs. À la fin de l'histoire, il demande à être muté ailleurs car il réalise que la guerre ronge les cœurs, qu'elle détruit la créativité, qu'elle n'a rien de constructif. La musique que l'on entend, en fait, c'est celle de l'Histoire qui se juxtapose à la petite histoire, celle d'un artiste dont on ne saura jamais s'il pourra retrouver son élan créateur. Une musique poignante.

3 commentaires:

Venise a dit…

Une musique poignante mais douce. Merci pour ce choix en accord avec l'humeur de la nature en ce dimanche midi.

Adrienne a dit…

pour moi ça parle de l'absurdité de la guerre; ce jeune officier, fin lettré, cultivé, a tout pour plaire à la jeune fille et vice versa, mais la guerre les empêche de se rencontrer vraiment, donc il demande à être muté, et ce départ pour le front de l'est équivaut à un suicide...
voilà pour mon propre souvenir de cette lecture ;-)

Lucie a dit…

Venise: oui, c'est vrai que ça allait bien avec le w-e pluvieux.

Adrienne: je pense que ton propre souvenir est passablement plus proche de la réalité que ce qu'on m'en avait raconté. Il semble que l'auteur a vraiment « hébergé » un Allemand francophile, avec lequel il n'a pas du tout échangé, la rencontre menant au texte. De ce que j'ai lu aussi après, le texte a beaucoup été contesté et on a pensé un moment que ça avait été écrit par un Allemand.