mercredi 8 janvier 2014

Et les amoureux auront des cataractes

L'expérience théâtrale est-elle plus signifiante quand présentée dans une salle à l'italienne? Bien sûr que non. Comme des dizaines d'acteurs l'ont fait auparavant - notamment en Argentine au cours des dernières années -, Tati Production a choisi de monter Et les amoureux auront des cataractes, deuxième pièce de Cassandre Émanuel, dans un loft qui n'accueille que 20 spectateurs chaque soir, facilitant un contact plus intime avec le public.

Il fallait être sérieusement motivé pour oser braver le froid sibérien et s'aventurer dans le secteur des manufactures sises à l'extrême Est du sinon très branché Mile-End. Pourtant, même avant le début de cette pièce volontairement multidisciplinaire, on se sent étrangement à l'aise dans ce lieu aéré, aux planchers de bois, assis sur un long banc faisant face à une cuisine qui fait rêver (une création d'Adrien Destelle, Shaun Guilbeault et Malcolm Michaud).

L'esprit déjà s'ouvre, prêt à accueillir l'histoire de Victoria et Lucien, frère et sœur unis, aux langages complémentaires. Victoria, une spécialiste de l'infra-littérature, enseigne le français au collégial et soumet ses élèves à des lectures n'ayant rien d'académique, convaincue de la nécessité de commencer une étude de la littérature par celle d'une certaine sous-culture, afin de pouvoir ensuite s'élever vers ce que certains nommeront les classiques. Lucien ne rêve que d'une chose: danser de nouveau. A-t-il subi des blessures lors d'une production précédente? Son esprit garde-t-il en partie prisonnier son corps? On ne le saura jamais, mais cela ne brime en rien la linéarité morcelée de la trame narrative, à laquelle se greffera bientôt George, inconnu rencontré par Victoria dans une bibliothèque. Leur histoire est bien sûr condamnée dès les premiers instants. Les relations ne le sont-elles pas toutes? Après tout, « mourir devient pas mal la seule fin. Y'a rien d'autre qui arrête vraiment une histoire... Le reste, c'est du tirage de cordes, c'est de la manipulation, des angles. Mais a-t-on vraiment besoin d'arriver quelque part? Si tu mets pas de but à la fin, t’as pas de trame qui y mène, donc t’as pas d'histoire ».

Malgré ce constat qui sous-tend l'arc entier de l'oeuvre, série de tableaux vivants, entre théâtre et ballet, avec des emprunts au monde de la marionnette, Et les amoureux auront des cataractes ne démontre aucune lourdeur. Si Monsieur Victor, première pièce d'Émanuel, m'avait paru par instants un peu diffus, cette fois, les maladresses semblent presque entièrement gommées. Pendant plus de 90 minutes, on suit avec intérêt le destin des trois personnages principaux, autour desquels gravitent « les ombres », non pas tant face sombre des personnages que soutien essentiel, portant littéralement les personnages à bout de bras et les plaçant de façon presque plastique dans une situation ou l'autre. (Un baiser n'aura sans doute jamais paru si plaqué.) Ils offrent ainsi un contrepoint bouleversant lors de cette scène pendant laquelle Lucien tente désespérément d'écrire quelques mots dans son petit carnet noir, chaque ombre magnifiant son désespoir.

Le clin d’œil voulu au Songe d'une nuit d'été de Shakespeare fonctionne parfaitement ici, notamment à travers une mise en abîme savoureuse dans laquelle George devenu Bottom porte une énorme tête d'âne et Victoria (alias Titania) une tête de princesse, quelques ombres prêtant leur visage à de petites marionnettes. Jamais on n'oublie que l'on est dans la tête de l'auteure - ou au théâtre -, que les personnages, même s'ils souhaiteraient pouvoir vivre un destin parallèle, sont irrémédiablement prisonniers. Le fait que Lucien danse offre à son personnage une émancipation supplémentaire, avant que la source même du geste ne se révèle tarie.


Bien encadré par Cassandre Émanuel et l'assistante metteure en scène Mélanie Primeau, le trio d'acteurs principaux évolue sans fausse note. Dominique Piché campe une Victoria juste assez décalée et romantique pour être attachante, Simon Fournier livre un Lucien habité par le mouvement, mais transmet avec une belle profondeur la parole de l'auteure, alors que Tommy Lavallée offre un George fragile sans être entièrement désabusé, néanmoins conscient de la précarité même de son existence.

Une parole vivante, actuelle, une transmission soignée et un mélange des genres tout à fait réussi.

Vous pouvez vivre l'expérience toute la semaine prochaine encore. Détails ici... 

3 commentaires:

Claudio Pinto a dit…

J'y vais vendredi, j'ai hâte!

Marion a dit…

«Son esprit garde-t-il en partie prisonnier son esprit?»

Son corps ?

Cette petite coquille n'enlève rien à la qualité de ce billet. Mon éloignement m'empêche de me rendre à ce spectacle et j'apprécie donc d'autant plus de pouvoir y participer un peu ainsi.

Merci Lucie !

Lucie a dit…

Marion: coquille corrigée! Merci de ton œil de lynx!