mercredi 22 avril 2015

Illusions : fête foraine multisensorielle

L’ECM+ affectionne les projets hybrides, dans lesquels les frontières entre les genres sont éliminées, une nouvelle carte de l’expérience de concert se dessine sous nos yeux. Illusions, présenté à la Salle Pierre-Mercure le 30 avril (le 22 mai à Toronto et le 26 juillet à Ottawa dans le cadre du Festival de musique de chambre) ne fait pas exception à la règle.

Le programme s’articule adroitement autour du Trio pour piano de Charles Ives, datant de 1910-11 (révisé en 1914-15), dans lequel le compositeur revient sur ses années universitaires à Yale. Il sera interprété par le Gryphon Trio, avec lequel l’ECM+ souhaitait collaborer depuis un moment, lui aussi adepte des projets multidisciplinaires. « Des affinités étaient évidentes, explique Véronique Lacroix, directrice artistique de l’ECM+. C’est un groupe qui, comme nous, ne fait pas seulement du contemporain, mais intègre des œuvres classiques à ses programmes. »

Trop peu joué, le Trio avec piano se révèle une porte d’entrée idéale pour s’approprier l’univers du compositeur américain iconoclaste et son humour si particulier. Le premier mouvement est constitué de deux lectures en duo puis une en trio d’un même thème de 27 mesures. Le deuxième, TSIAJ (« This scherzo is a joke »), aborde la polytonalité, les contrastes de timbres, et intègre des fragments de chants folkloriques et de fraternités tout au long du mouvement. (Une esquisse comprend d’ailleurs le sous-titre « Medley on the Campus Fence ».) Le lyrisme du finale, presque romantique, semble en totale opposition avec le collage de TSIAJ, mais Ives continue de multiplier les clins d’œil, glissant par exemple une musique écrite pour le Yale Glee Club (qui n’avait pas été retenue), traitée en canon par le violon et violoncelle, ou citant dans la coda Rock of Ages de Thomas Hastings au violoncelle, nous plongeant indéniablement dans une atmosphère des plus populaires.

La forme d’arche du trio permettait de le scinder facilement en trois segments et d’y greffer trois créations sans que celles-ci ne semblent plaquées : Musique d’art pour orchestre de chambre II de Simon Martin, Wanmansho de Gabriel Dharmoo et Wunderkammer de Nicole Lizée. Trois compositeurs aux personnalités fortes, aux esthétiques uniques, néanmoins complémentaires.

Le côté très ramassé de la pièce de Simon Martin devient ainsi un écho au minimalisme du premier mouvement du Ives. Composée de cinq sons microtonaux, une superposition de tierces majeures parfaitement calibrée, elle joue avec la justesse des intervalles, en les isolant ou en les élargissant par des frottements par exemple.

L’americana du deuxième mouvement se fond dans l’exotisme et l’exubérance de la proposition de Dharmoo, prolongement de ses Anthropologies imaginaires, dans laquelle un chanteur qui vient d’Orient croisera deux autres individus, une femme et un homme – ou peut-être bien un monstre –, tous trois interprétés par Vincent Ranallo. L’effervescence de la partition rappelle les fêtes foraines et les cirques d’antan, à leur apogée à l’époque d’Ives, assemblage hétéroclite de démonstrations scientifiques, de freak shows et de prouesses physiques.

Wunderkammer de Nicole Lizée (récente lauréate du Programme de mentorat des Prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle qui devient pour un an la protégée d’Howard Shore), que l’on peut concevoir comme un triple concerto au très grand souffle, complète le programme. Articulée autour de sept grandes sections, l’œuvre possède une rythmique particulièrement complexe, de légères modifications de matériau gardant le spectateur en haleine pendant 25 minutes.

Parfois traitées de façon abstraite en noir et blanc (premier mouvement du Ives) ou misant sur une explosion de couleurs (dans le Lizée), des vidéos originales de Kara Blake et Corinne Merrell (qui ont notamment collaboré au film Le petit prince, sur nos écrans bientôt) prolongeront cet univers vaguement décalé d’une époque en apparence révolue, mais qui n’a rien perdu de son charme.

  

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